Perrault Barbe Bleue
Il était une fois une fois un homme très riche et très puissant. Mais
il était si effrayant, avec sa barbe bleue, qu'aucune femme ne
voulait de lui. Il avait pourtant réussi à se marier six fois, et
personne ne savait ce que ses six femmes étaient devenues. Un
jour, Barbe-Bleue voulut épouser la fille de sa voisine. Celle-ci
refusait obstinément, car il était riche, oui, mais tellement laid !
Elle se demandait surtout où étaient passées ses six premières
épouses. Pour séduire la jeune fille, Barbe-Bleue l'invita dans un
de ses châteaux, et organisa une fête extraordinaire. Pendant les
festivités, il se montra tellement agréable, joyeux, plein d'entrain,
qu'au bout d'un moment, il ne faisait plus du tout peur à la jeune
fille. " Après tout, se disait-elle, il n'y a rien de mal à épouser un
homme qui a la barbe un peu bleue. Il est si gentil, si accueillant !
Et c'est l'homme le plus riche du pays ! " Elle regardait avec envie
cette immense demeure, ces décorations précieuses, ces garde-
robes qui débordaient des plus beaux vêtements... Sans parler de
l'or, des pierreries et des bijoux que possédait Barbe-bleue, si
nombreux, disait-on, qu'une chambre n'aurait pas suffit à les
contenir. Le mariage fut conclu.
Un mois plus tard, Barbe-Bleue annonça à sa femme qu'il partait
pour un long voyage. " Pendant mon absence, lui dit-il, invite tes
amies et amuse-toi tant que tu le voudras. Voici les clefs de toutes
les portes de la maison. Fais ce qu'il te plaira, mais je ne te
demande qu'une chose : cette petite clef-ci, celle de la porte du
cabinet du bas, ne t'en sers surtout pas. Si jamais ta curiosité te
pousse à désobéir, si tu ouvres la porte du cabinet, ma colère
sera plus terrible que le plus terrible des ouragans. " Ayant dit
ceci, il s'en alla.
La jeune femme invita ses amies le soir même. Toutes étaient
ravies de visiter le superbe château. Elles s'émerveillaient devant
toutes les richesses ; les tentures argentées, les robes et les
manteaux de soie, les colliers de saphir et de diamant, les
diadèmes royaux.
Elles enviaient beaucoup madame Barbe-Bleue. Mais c'est à
peine si celle-ci faisait attention à ses compagnes. Depuis le
départ de son mari, elle ne pensait qu'à la petite clef, et elle était
prise d'une tentation irrésistible. Que pouvait-il donc y avoir de si
secret dans le petit cabinet ? N'y tenant plus, elle faussa
compagnie à ses invitées et se dirigea vers le cabinet. Elle saisit
la clef, se rappela un instant les paroles de son mari, puis se
décida à tourner la clef dans la serrure. D'abord, elle ne vit que le
plancher couvert de sang. Pétrifiée, elle entra dans le cabinet, et
faillit mourir de peur : alignés le long du mur, côte à côte, étaient,
pendus les cadavres des six épouses de Barbe-Bleue. Prise de
panique, elle lâcha la clef, qui tomba dans une flaque de sang.
Elle la ramassa, sortit précipitamment et referma la porte.
Arrivée dans sa chambre, elle essaya de nettoyer le sang en
frottant la clef avec une étoffe. Mais il n'y avait rien à faire : quand
la tache disparaissait d'un côté, elle réapparaissait aussitôt de
l'autre. Pour ajouter à son émoi, voici que Barbe-Bleue décida
de rentrer le soir même, ses affaires étant réglées.
" Mon épouse, es-tu heureuse de me revoir si tôt ? " lui demanda-
t-il. Elle fit semblant d'être joyeuse, et elle lui rendit toutes les clefs,
sauf celle du cabinet.
Un peu plus tard, Barbe-Bleue lui réclama la petite clef : " Je l'ai
laissée à l'étage, lui dit-elle, je vais la chercher. " Elle monta,
appela sa soeur Anne et lui dit : " Mes frères ont permis de venir
me rendre visite aujourd'hui. S'il te plaît, guette-les du haut de la
tour et préviens moi dès que tu les verras arriver. "
Elle repoussait le moment autant que possible, mais il faudrait
bien redescendre. Barbe-Bleue s'impatientait.
" Vas-tu me rendre cette satanée clef ? Je sais que tu as ouvert
la porte du cabinet, et pour cela tu y rejoindras mes autres
épouses. Descends, sacrebleu !
- J'arrive, mon mari, laissez-moi seulement le temps de faire une
dernière prière ! Soeur Anne, demanda-t-elle à sa soeur, ne
vois-tu rien venir ?
- Rien de rien, je ne vois que l'herbe et le soleil.
- Alors, menaça Barbe-Bleue du bas de l'escalier, son couteau
à la main, vas-tu te dépêcher, ou faut-il que je vienne te déloger ?
- Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? répéta à la dérobée
madame Barbe-Bleue.
-Je vois... un nuage de poussière qui s'élève...
Ce sont nos frères qui s'avancent au galop.
- C'en est trop, hurla Barbe-Bleue, si tu ne descends pas
immédiatement je monte te couper le cou.
- Là, me voici. " Elle descendit en tremblant. Barbe-Bleue
brandissait son couteau. Elle se trouva bientôt à sa hauteur, et il
allait lui trancher le cou, quand on frappa si fort à la porte que sa
main s'arrêta tout net.
La porte s'ouvrit et, découvrant l'horrible scène, un des frères de
la malheureuse épouse se jeta sur Barbe-bleue et lui transperça
le coeur de son épée. Il était mort. Barbe-Bleue n'avait pas de
famille, hormis sa femme. Elle hérita donc de tous ses biens.
Elle en profita pour offrir un somptueux mariage à sa soeur Anne.
Elle même se remaria bientôt avec un gentilhomme qui lui fit
oublier l'infâme Barbe-Bleue.
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